Dans cette nouvelle rubrique nous partagerons nos coups de cœur en matière d’expositions et découvertes autour de l’art contemporain que ce soit suite à des vernissages, des rencontres avec artistes ou autres événements.

Nous essaierons, à chaque fois que cela sera possible, de faire un lien avec film ou une série chroniquée sur notre site. L’idée étant de créer des passerelles et de vous donner envie de découvrir les œuvres et les films cités. Cette démarche ne se veut pas « parole d’évangile » c’est juste une interprétation personnelle, une tentative de mise en écho.

Pour inaugurer cette rubrique, voici un compte-rendu de l’exposition de Thameur Mejri, Jusqu’à ce que s’effondrent mes veines (Etats d’urgence) actuellement au Musée d’art contemporain de Lyon (MAC) jusqu’au 10 juillet 2022.

Incertitudes

Né en 1982, cet artiste tunisien a vécu les événements liés au Printemps arabe, mouvement qui interroge les liens entre pouvoir politique, société civile et institutions. Le peintre partage avec toute une génération de profondes interrogations face à l’incertitude de l’avenir, perçu comme chaotique et inquiétant.
Sa peinture témoigne des bouleversements, interrogations et incertitudes de ses concitoyens mais ce questionnement déborde largement des problématiques liées au Printemps arabe ou à son pays. C’est un questionnement universel : jamais le quotidien n’était apparu aussi incertain, menaçant et désordonné.

Rapports de pouvoir

Thameur Mejri s’intéresse beaucoup à la philosophie, notamment aux écrits de Michel Foucault dont nous vous recommandons la lecture de Surveiller et punir, ainsi qu’aux relations de pouvoir. Il s'intéresse aux mécanismes de contrôle, de surveillances mises en place par le pouvoir ainsi que sur le rôle de l’Etat d’Urgence.

Etat d'Urgence qui s’est, de surcroit, greffé sur l’incertitude ambiante, suite à ces deux années de pandémie durant lesquelles les Etats ont imposés des décisions de plus en plus coercitives et intrusives. Dans un tel contexte anxiogène et répressif, les êtres humains peuvent-ils encore s’épanouir, vivre libres, voire s’affranchir du pouvoir ?

Le corps souffrant

Le peintre choisit d’explorer ces interrogations au travers de la représentation du corps, un corps fragmenté, déstructuré, hybride, en mutation perpétuelle auquel il adjoint des objets censés pallier à son imperfection. En effet, le peintre souligne la fragilité du corps humain, son aspect inachevé et son besoin d'objets et outils capables de remédier à  cette fragilité naturelle du corps. Mais ces objets, tout en fonctionnant comme des extensions salutaires, sont aussi des symboles de domination et de codépendance pour l’être humain.

Thameur Mejri, Desactivate, 2020, copyright Thameur Mejri et Selma Feriani Gallery, Tunis / Londres

A quel film nous a fait penser cette exposition ?

Il nous a semblé que ces interrogations résonnaient avec notre chronique du film Un vrai crime d’amour qui pose la question du droit des ouvriers à disposer d’eux-mêmes et notamment de leurs corps.

Le film s’achevait sur une manifestation des travailleurs, prémices d’une révolution du monde ouvrier. Tout comme dans les peintures de Thameur Mejri, les personnages du film de Luigi Comencini, sont victimes et dépendants des rapports de force,  institués par la collectivité, les lieux et les objets. Dépendants de l’usine toxique qui leur fournit un salaire chaque mois, dépendants des objets produits et en même temps souhaitant s'affranchir de cet esclavage , bien que soumis aux puissants et aux diktats de la société, n’ayant pas le droit de disposer de leur propre corps qui finissent, affaiblis, blessés et intoxiqués avant de se décomposer ensuite lentement sous l’effet de produits chimiques. Les petits oiseaux morts de la décharge dans le film sont le symbole des corps morts des travailleurs (opposition symbolique de l'oiseau qui peut s'envoler versus le cadavre de l'oiseau mort représentant le travailleur qui n'a plus qu'à pourrir sous terre, son corps en putréfaction rejoignant les terrains pollués par les activités chimiques de l'usine). 
Dans le film, la mort est inéluctable, le rapport de force est en défaveur des ouvriers, on voit le résultat final de cette
oppression à la toute fin : la mort de l'individu, en l'occurence de la jeune Carmela. Dans la peinture de Thameur Mejri, on voit le processus, les forces en jeu, les effets de cette domination et de cette destruction (ainsi que ceux des tentatives désespérées de résistance) et c'est fascinant.

Affiche du film Un vrai crime d'amour de Luigi Comencini

Bien qu'un film soit par nature composé d'images, on ne voit pas tous ces processus de mutation, de décomposition aussi instantanément qu’en regardant  une peinture mais l’idée générale est semblable : rapports de force, domination, impossibilité d’être libre et objets aussi bien salvateurs qu’aliénants. Au milieu le corps qui se désagrège, qui lutte. Peut-être percevons-nous plus vite les effets nocifs du pouvoir et des rapports de force en contemplant la peinture parce qu'un film est composé d'images en mouvement tandis qu'une peinture, par essence fixe, permet davantage la monstration, l'infusion ? Au final, dans les deux médias, le corps est quand même broyé, disloqué, jouet d'une entropie inéluctable.

Dans les tableaux de l’exposition, la question de la survie de l’humain en milieu hostile est également en jeu, tout comme la question de la survie économique, thèmes communs avec ceux contenus dans le film de Comencini.

Bien que réalisées à des années d’intervalles, dans un contexte totalement différents, ces deux productions artistiques (l’exposition et le film) partagent en commun un questionnement et une révolte face aux dogmes et aux oppressions, questionnement et résistance qui passent par l'incarnation de l'être humain, son corps, sa capacité à résister ou pas aux rapports de force.
Ce ne sont certainement pas les seules oeuvres à aborder ces thèmes mais au mois de mai, qui est aussi celui de la Commune de Paris, il est bon de se rappeler, de s’interroger sur la capacité des peuples à disposer d’eux-mêmes et notamment de leurs corps, même symboliquement, même en flânant un après-midi dans une salle de musée ou en chillant sur son canapé en regardant des classiques du cinéma italien, surtout ceux tournés durant les Années de plomb.

Un crime d'amour de Luigi Comencini, 1H36, sorti en salles le 13 avril 2022 en version restaurée, distribution Les films du Camélia.

Thameur Mejri, Jusqu’à ce que s’effondrent mes veines (Etats d’urgence) actuellement au Musée d’art contemporain de Lyon (MAC) jusqu’au 10 juillet 2022

https : www.mac-lyon.com

 

 

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