Dans notre série Plaisirs Coupables encore un film des années 60, 1969 pour être précis : Zabriskie Point de Michelangelo Antonioni. Un film qui fut mal réceptionné lors de sa sortie, jugé trop révolutionnaire à droite et pas assez, à gauche. Un film qui prône la sexualité et l'amour libre, le refus de la société de consommation et qui dénonce les violences policières tout en évoquant les luttes des afro-américains pour le respect de leur droit. Sur le papier, cela sonne prodigieusement ambitieux, pèle-mêle, voire foutraque. Mais c'est juste une masterpiece.

ATTENTION CHEF D’ŒUVRE

A l'image c'est juste spectaculaire, l'un des acteurs principaux du film n'étant rien d'autre que le désert himself. Au delà du message politique Zabriskie Point est un film d'une grande esthétique : les deux acteurs principaux sont jeunes, beaux, amoureux et l'alchimie entre eux est indéniable, le désert et la zone du Zabriskie Point nous plonge "naturellement" dans un environnement d'une beauté à couper le souffle. On peut tout ignorer des combats de l'Amérique de cette époque et se laisser emporter par la beauté des images, la beauté des corps, par cette parenthèse enchantée, paradisiaque, dans le désert.

Affiche du film Zabriskie Point de Michelangelo Antonioni

Mais Antonioni n'est pas un cinéaste niais : son but n'est pas de nous raconter Adam et Ève au Paradis mais de nous offrir un moment de répit au sein d'un univers empreint de violence politique et économique.

L'histoire : Mark, accusé d'avoir tué un policier lors d'une manifestation étudiante, vole un avion de tourisme et va dans le désert où il rencontre Daria, une jeune secrétaire qui traverse ce même désert pour rejoindre son patron et qui fait un détour pour rejoindre une communauté de méditation. Les deux jeunes gens sympathisent, font la route ensemble et arrivent à Zabriskie Point, lieu particulier du désert, situé dans la Vallée de la mort. Le temps d'un après-midi ils parlent, font l'amour et retournent à leurs vies et à leurs tragédies respectives.

UN FILM TOURNE A L'EPOQUE DES CONTESTATIONS SOCIALES AUX ETATS-UNIS

Le film commence de façon austère avec les discours interminables des Assemblées Générales pour organiser une grève. S'ensuit ensuite la contestation et la répression , violente et injuste, à l'encontre des manifestants, par des policiers aussi cruels qu'ignorants : la critique de la police est très forte dans Zabriskie Point. Les forces de l'ordre sont présentées négativement, comme des ennemis de la jeunesse, pour qui la raison du plus fort est toujours la meilleure. Dans notre époque troublée par les grèves et diverses contestations, un film comme Zabriskie Point trouve encore un écho : violence aveugle, répression à outrance, la vie humaine ne semble ne pas valoir grand chose et à l'utopisme des jeunes gens répond uniquement le crime autorisé par l'Etat. Pas manichéen, Antonioni met un mort dans chaque camp : chez les manifestants et parmi la police.

UNE SCÈNE DE SEXE D'ANTHOLOGIE

Mais ce n'est pas cette critique de la violence policière qui causa l'insuccès de ce film lors de sa sortie. La scène de sexe, psychédélique au milieu du désert fit couler beaucoup d'encre et aujourd'hui encore nombreux sont ceux qui n'en comprennent pas la portée fantasmatique.

A l'époque le cinéaste dut répondre devant la justice des raisons pour lesquelles il avait amené sur le lieu de tournage des personnes d'ethnies différentes, pour leur faire tourner cette scène d'orgie qui magnifie pourtant le corps à corps entre les deux acteurs principaux. Malgré tout ce qui a été dit, cette scène de sexe est l'une des plus belles du cinéma, l'une des plus inventive, et célèbre l'amour universel, sous toutes ses formes et sous toutes ses pratiques. Allez expliquer cela au FBI, qui ayant eu vent de la préparation d'une scène d'orgie en pleine Vallée de la Mort, rappliqua immédiatement sur le tournage.

Affiche de Zabriskie Point de Michelangelo Antonioni

Ce qui n'empêcha pas Antonioni de tourner comme il l'entendait, totalement incompris des institutions, du studio de son producteur et du public de l'époque. Aujourd'hui , l'esthétisme et le message de liberté amoureuse sont davantage perçus dans la beauté de leur expression et dans leur "sauvagerie" : on pense aux premiers rapports sexuels de nos ancêtres de la Préhistoire tels qu'on les imagine ou bien chacun plaquera ses propres fantasmes sur les couples qui entourent les deux amoureux.

LA SYMBOLIQUE DU DÉSERT

Mark, après le vol d'avion, se retrouve donc en plein désert. Il fait la connaissance de Daria qui recherche une communauté réputée où méditer avant de rejoindre son patron un peu trop pressant à son égard.  Mark comme Daria sont deux êtres en recherche, qui veulent disposer d'eux-mêmes, s'appartenir en propre et non pas aux autres : lui rêve de davantage de justice, elle d'harmonie intérieure. Ils vont s'apporter l'un à l'autre mutuellement l'espoir.

Le désert est quasiment le troisième acteur principal du film. Non seulement Antonioni y réalise de splendides images mais c'est aussi le lieu où Mark et Daria vont savourer des instants de liberté, de plaisir , où ils sont eux-mêmes, heureux, enchantés par la beauté des lieux et où l'espace qui se déploie sous leurs pas, n'est pas anxiogène comme peut l'être la ville mais au contraire révélateur de leur véritable nature.

Affiche du film Zabriskie Point de Michelangelo Antonioni

La scène d'amour n'est absolument pas convenue, c'est Daria qui embrasse la première sur la bouche son compagnon, qui lui fait des avances. Que cette camaraderie débouche sur l'une des scènes de sexe les plus torrides de l'histoire du cinéma semble logique. Il semble évident que Daria et Mark vont coucher ensemble dès la première minute de leur rencontre non pas parce ce que c'est cliché dans lequel fonce le scénario mais parce qu'ils sont attirés magnétiquement l'un par l'autre, notamment au travers de leur recherche de liberté.  

Antonioni filme la liberté des idées et des corps. Il est fort probable que la présence du FBI et les différents ennuis que le gouvernement de Nixon lui causa ne lui permirent pas de tourner sereinement ces scènes, ce qui finalement sert le film car on pressent que le retour à la civilisation et à son lot de pressions est inévitable, et que tout cela restera une parenthèse enchantée. 

Le désert symbolise l'endroit où se réfugier, se ressourcer, se rencontrer et où retrouver la beauté du monde par opposition avec la laideur et la violence des villes, laideur soulignée en filmant les innombrables panneaux publicitaires qui défigurent le paysage urbain. 

UN FILM COMMANDE PAR UN STUDIO OPPORTUNISTE QUI S'EN MORDIT LES DOIGTS

Le précédent film d'Antonioni, Blow-up avait fait 20 millions d'entrées. Et à l'époque un autre film réalisé par Dennis Hopper (qui devait finalement épouser Daria Halpin? l’héroïne de Zabriskie Point) Easy Rider avait connu un tel succès que les studios souhaitaient financer ce genre de projet sans se préoccuper du message politique ou esthétique. La MGM accueillit donc favorablement Antonioni, pensant rentabilité, pensant faire un gros coup financier et publicitaire.

Mais le studio n'avait pas compris qu'Antonioni n'était pas un  cinéaste obéissant ou à la botte du pouvoir. Non seulement, il clôtura son film par un avion tirant une banderole sur laquelle était inscrit "Fuck America" qui fut censuré lors du montage final par la MGM.

Mais en plus de la scène de sexe évoquée plus haut, il rajouta au scénario une couche de critique contre la société de consommation au moment où l’Amérique connaissait une expansion économique et où le consumérisme était roi. La scène finale où Daria s'émancipe de la société de consommation est tout aussi d'anthologie que l'orgie dans le désert.

Affiche japonaise de Zabriskie Point de Michelangelo Antonioni

La MGM ne fit aucun effort pour promouvoir le film, même la sortie en DVD, réclamée par de nombreux cinéphiles, se fit à l'économie : le film sans aucun bonus fut proposé, il y a quelques années, sans promotion médiatique.

La MGM comprit qu'avec Antonioni, le temps des studios d'Hollywood qui dictaient leurs lois aux cinéastes était terminé, mais lui fit payer chèrement le manque de succès de l'oeuvre. Le public bouda en effet le film , n'étant pas habitué à l'esthétisme et aux idées frontales véhiculées par le film, bien qu'elles soient l'écho de la réalité américaine de cette époque.

EXPLOSER LA SOCIÉTÉ DE CONSOMMATION

Si, à l'époque, le film n'eut aucun succès, de nos jours toutes les écoles de cinéma étudient les scènes finales où la villa explose.

Filmée sous divers angles, allant du plus général au plus particulier, passant du concret à l'onirique : cette série d'explosions traduit aussi bien la libération de Daria vis à vis des carcans de la société, que l'explosion et la violence d'un monde gouverné par l'économie, la répression et qui sacrifie ses jeunes.

La portée politique et philosophique de cette série d'explosions, assez inédites à l'époque, est évidente. Ce passage, en dernière partie du film, crée de plus une rupture dans le récit qui interpelle le spectateur. Ce dernier comprend qu'il ne s'agit pas seulement d'un film d'amour, emblématique des tourments d'une époque : la destruction de la villa est fantasmée par Daria, elle n'a, hélas, pas lieu concrètement. Mais Daria se libère psychologiquement et donne du sens au destin tragique de Mark puisqu'elle trouve une voie, mentale, pour échapper au monde matériel et aux diktats.

Filmer ces explosions nécessita de grandes prouesses technologiques mais participe à l'esthétique particulière du film qui influença par la suite toute celle des films américains des années 70.

La façon dont la villa explose montre bien également la vision européenne du miracle américain : Antonioni était un cinéaste italien, pays qui à l'époque était en plein Années de plomb. Le "terrorisme" fantasmé par les personnages, de manière consciente ou non, est aussi bien empreint des combats politiques et sociaux qui se déroulèrent aussi bien en Italie qu'aux USA à cette époque. Antonioni apporte sa distance critique avec le rêve américain, montrant que cette société de consommation n'est bonne qu'à broyer les individus qui, pour être heureux, doivent s'affranchir du matériel afin de retrouver une liberté qui n'est accessible finalement que dans le désert.

UN FILM QUI NE CONNU PAS LE SUCCÈS MAIS QUI INSPIRA DE NOMBREUSES ŒUVRES

La façon de filmer la nature, le désert, l'homme au milieu d'un environnement naturel : si le film ne connut pas de succès commercial, jugé trop tiède par les gauchistes et trop révolutionnaire par les conservateurs, il continue d'inspirer de nombreux réalisateurs et artistes. Punishment Park (un autre de nos plaisirs coupables), Gerry, Paranoid Park  ou encore Bruno Dumont, Vincent Gallo et jusqu'au groupe Daft Punk et même Houellebecq furent inspirés par ce film.

Comme beaucoup de films boudés injustement lors de leur sortie,  Zabriskie Point avait tous les ingrédients pour devenir un film culte et inspirant avec le temps : un duo d'acteurs non professionnels, inconnus du grand public qui connut un destin tragique et surprenant  (Mark Frechette mourut en prison après avoir braqué une banque, Daria Halprin  abandonna sa carrière pour l'art-thérapie) , une bande originale composée par les Pink Floyd, des thèmes subversifs : une vision libertaire de la sexualité, l'utopie de la destruction des carcans de la société, une dénonciation de la répression et une libre tribune d'expression et de critique politique.

Zabriskie Point est donc un film à voir. Il n'a pas vieilli, et il résonne étrangement avec ce qui se passe en France actuellement.

Zabriskie Point, d'Antonioni, 105 minutes, USA avec Mark Frechette et Daria Halprin.

Pour aller plus loin, voir également ci-dessous le Blow up d'Arte.

 

 

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