Tout n'a pas déjà filmé au cinéma, tout n'a pas déjà écrit, il est encore possible d'innover pour les réalisateurs et d'être d'être surpris par un film pour les spectateurs. Ce sont d'ailleurs la magie et le tour de force de RICORDI ? l'excellent film de Valério Mieli. A l'instar d'un film comme Paris est à nous qui cultivait déjà un rapport et une restitution du réel d'une manière cinématographique différente, RICORDI ? est tout simplement un film génial et innovant, au scénario déroutant de prime abord mais en fait parfaitement écrit, cohérent et structuré. De même qu'il est difficile d’accéder à son propre inconscient, il est périlleux de filmer la subjectivité et l'intériorité de personnages de fiction. Valério Mieli s'en sort plus que bien.

Le pitch : ELLE, Chloé, et LUI, Léonardo, se rencontrés lors d' une fête. Débute alors une belle et grande histoire d'amour, racontée à travers les souvenirs de ce couple - des souvenirs altérés par le temps, leurs états d'âme, leurs différents points de vue, leurs histoires familiales, leur rapport au monde et au bonheur. Des souvenirs qui finiront par influer sur leur relation.
 

Affiche du film RICORDI

UNE AUTRE FAÇON DE RACONTER UNE HISTOIRE

De cette histoire d'amour, le réalisateur ne filme pas tant les actes des protagonistes que leurs ressentisDes ressentis passés au filtre de leurs souvenirs. Nous sommes dans leur intimité, dans leurs têtes, dans leurs dialogues intérieurs. Le point de vue est interne. On préconisait dans les écoles de scénarios de ne jamais faire ce que fait Valério Mieli. Comme quoi le mythe de la Caverne s'applique aussi dans le cinéma. Heureusement, le réalisateur n'en a fait qu'à sa tête pour notre plus grand bonheur.

RICORDI ? comporte une chronologie non linéaire, les mêmes scènes sont filmées plusieurs fois, parfois avec des teintes différentes, froides ou chaudes, sous différents angles et avec des cadrages différents selon le personnage.

On découvre aussi des fragments d'images oniriques ou de l'ordre de la psychanalyse , des paysages étranges. Il y beaucoup de brouillard, de brumes, de zones d'ombres et de lumière. Le tout provenant de la mémoire et des phénomènes climatiques, ils symbolisent la météo intérieure des personnages et de leurs souvenirs.

Des images de clairières oppressantes bordées de rangées d'arbres faisant penser à un tableau, des plages la nuit, des sources chaudes d'où s'exhalent des fumées qui opacifient l'image du souvenir : tout un tas de paysages mentaux, étranges, dérangeants, déroutants peuplent le film. Le réalisateur traduit en images les paysages intérieurs des personnages influencés par les méandres et les omissions volontaires ou non de leurs souvenirs.

Image du film RICORDI ? copyright Sara Petraglia

Le talent du réalisateur est d'avoir su montrer comment un couple constitue un territoire composé de deux personnes qui ont abandonné des parties d'elles mêmes pour former ce bloc couple. Et ce bloc, qui est un territoire traversé de secousses sismiques, s'annexe, s'influence, se régénère, implose, crée d'autres continents.Quand les deux membres du couple se séparent, c'est un arrachement, une fission. Ils emportent avec eux un peu de l'autre, dont les souvenirs communs mais aussi les souvenirs qu'il ou elle lui a confiés.

Livrés à eux-même, les continents intérieurs des personnages dérivent. Cette métaphore est parfaitement illustrée par les images de paysages sauvages. Le couple est filmé comme un paysage sauvage, zones d'ombres et lumières. Il y a une alternance de scènes où le couple est dans son appartement, domestiqué et des scènes où ils sont plongés dans l'immensité des paysages, petites fourmis perdues dans l'immensité. De nombreux plans filment le couple d'en haut, perdu au milieu de la nature toute puissante. La fragilité de l'entité couple est ainsi exposé visuellement, une image valant 1000 mots. 

UN NOUVEAU CINÉMA

Les cinq premières minutes du film sont difficiles. Ne surtout pas se décourager, le meilleur reste à venir et vous risqueriez de passer à côté d'un chef d'oeuvre. Nous ne sommes absolument pas habitués à entrer dans la psyché d'un personnage de fiction traduite en images de cette façon.

Au début, nous nous demandons donc où le réalisateur veut en venir quand soudain tout nous parle et le puzzle se résout, nous découvrons la lumière hors de la Caverne et c'est comme si le film nous envoyait un message personnel. Ce film parle d'émotions universelles et pourtant s'adresse à chacun. On pense, inévitablement à la Recherche du Temps perdu de Marcel Proust mais en version contemporaine. Nous sommes pourtant loin du compte. Plus nous avançons plus de bonnes surprises nous attendent. Sous ses airs de cinéma expérimental, le film atteint suscite en nous des émotions et de l'identification avec les personnages : car qui, n'a jamais aimé, dés-aimé et aimé à nouveau ? Qui n'a jamais été triste, eu peur, été nostalgique ? Qui n'a jamais perdu un être cher ? Quelque soit l'événement isolé qu'on extrait du film il y aura toujours une situation que nous aurons vécu ou que nous vivons ou que nous vivrons.

Alors que tous les manuels d'écriture de scénario recommandent un schéma normatif, avec des rebondissements qui devraient arriver de telle ou telle façon, selon telle ou telle forme,  ce film est la preuve qu'on peut créer ses propres règles et rencontrer un succès public.

UN FILM ÉMOTIONNEL

Ce n'est pas un film intellectuel, c'est un film émotionnel. Les émotions gouvernent les personnages, les submergent, les poussent à leur perte, à leur salut, créent des pulsions de mort et de vie.

Trop attaché à son passé, a cours duquel il a expérimenté plusieurs traumatismes, LUI vit dans le passé, n'arrive pas à s'en détacher, à se projeter , à vivre vraiment.  Au point d'emménager avec ELLE dans l'appartement où il a grandit enfant, où sa famille a vécu des drames, où il a voulu mourir pour une autre fille dont le souvenir l'obsède.

Image du film RICORDI ? Copyright Sara Petraglia

UNE RÉALITÉ FILTRÉE ET DÉFORMÉE

C'est là également tout le génie du film : nous  rappeler que nous vivons une réalité filtrée et déformée, notamment par notre histoire LUI est historien de l'Antiquité d'ailleurs. Par exemple, LUI est resté fasciné par une beauté rousse,un amour d'adolescence, qui se souvient à peine de lui, qui n'a pas du tout ressenti les mêmes émotions et la même implication.

LUI est donc en permanence à la poursuite d'une réalité qui le fuit. Comme le lui rappellera ELLE, sa perception des choses, sa vision de l'amour ne sont basés que d'après ses propres points de vue. ELLE aussi n'a absolument pas les mêmes souvenirs, ni les mêmes ressentis de l'ensemble de leur histoire , du premier baiser à la première fois où ils ont fait l'amour sur la plage en passant par leurs disputes et leurs souvenirs de vacances.

Le film illustre parfaitement ce qui se passe quand une personne crée sa propre réalité présente en restant dans le passé, en refusant le présent et encore plus le futur : LUI penche toujours vers la mort, sa pulsion est d'avantage Éros que Thanatos. Cela en fait un être tourmenté, triste et égoïste qui refuse l'engagement, les concessions, au prétexte que l'amour devrait rester pour toujours aussi fusionnel et flamboyant qu'aux premiers jours.LUI est totalement déconnecté de la réalité. On pourrait dire qu'il n'est pas ancré dans le réel puisqu'il vit dans le passé.

UN REFUS DE GRANDIR

LUI est resté adolescent dans sa tête, il refuse de grandir. Il ressasse sans cesse son passé. Les multiples allers-retours du scénario qui semble à première vue compliqué réussi le tour de force de nous faire éprouver de l'empathie pour cet homme atteint du syndrome de Peter Pan. Mais nous ressentons aussi sa pathologie et reconnaissons des comportements que nous avons pu tous expérimenter à des degrés divers: une image furtive suite à un souvenir, un attachement pour un lieu ou un objet.

Tout cela n'empêche pas d'assister à une belle histoire d'amour romantique : la très belle scène nostalgique du retour sur les lieux des débuts de la romance est forte. La topologie des lieux amoureux, le territoire mémoriel du couple, autant d'explorations auxquelles nous convient ce film fabuleux.

QUESTIONNEMENTS PHILOSOPHIQUES

C'est aussi extrêmement réjouissant de découvrir un film comme RICORDI ?   qui en plus de casser les codes du scénario et de la réalisation, met son audace au service d'un vrai propos philosophique : est-ce que l'être humain existe parce qu'il est ? ou parce qu'il est fait de souvenirs qui définissent qui il est?

UN FILM PLEIN DE SYNESTHÉSIES 

D'une très grande beauté visuelle, le film est également empreint d'une esthétique qui par moments créée des synesthésies, des correspondances entre le son et l'image. Ainsi dans une des scènes, il est superposé à l'image la séquence visuelle de la musique que nous entendons.

Une série de points colorés, qui s'animent en rythme, couvre l'image où les deux acteurs s'enlacent et cela crée en plus de la synesthésie, un sens supplémentaire : un droit à l'intimité pour ce couple dont nous partageons non stop le dialogue intérieur. On pourrait analyser encore plus. Nous sommes sûrs que RICORDI? fera l'objet d'une thèse de cinéma et/ou de sémiologie.

Image du film RICORDI ? copyright Sara Petraglia

ETRE EN COUPLE N'EST PAS UNE SINECURE

Revenons à la surface, à l'histoire d'amour de ce couple, à l'universalité de leurs comportements : début fusionnel, routine, tromperie, séparation, désamour, retrouvailles...rien que nous n'ayons déjà expérimenté nous-mêmes, un schéma classique, fatal, des relations de couple sur une longue durée.

Alors que LUI se désespère de la fin fusionnelle de sa relation, tout le monde, sa copine la première, lui explique que c'est normal. Le personnage rentre alors en résistance pour ne pas renoncer à son idéal. Il refuse que l’amitié se substitue à l'amour. Il ne veut pas être en couple avec une amie. Il semble amoureux de l'amour.

En fait il rechigne à se fondre dans l'entité couple, toujours il convoque son passé, se confie mais garde l'essentiel pour lui, rappelle à ELLE que la poésie n'est pas éternelle. 

Le film nous rappelle qu'être un couple c'est renoncer à une part de soi. Parce qu'il en prend conscience LUI se débat, résiste, croit qu'une alternative est possible.

La relation d'ELLE et LUI nous montre comment il est difficile de s'oublier pour se fondre dans l'unité du couple, comment on peut perdre pied dans ce processus, comment une rencontre est en fait une confrontation qu'une fusion avec une personne étrangère, puisque cette personne ne vit et n'est pas issue de la même réalité que nous.

ELLE pense pouvoir réinventer les beaux jours de l'amour en permanence, que leur couple sera différent. Tout deux se leurrent. Mais elle c'est pour lui faire plaisir  à LUI, cet étrange adulescent tourmenté.

LE COUPLE, CETTE ENTITÉ MÉMORIELLE

ELLE, optimiste, d'un tempérament joyeux, essaie donc en vain d’égayer sa nature tourmentée. Finalement, avec les années, elle deviendra elle aussi triste, mauvaise, refusera les choses simples. LUI  aura déteint sur ELLE et vice-versa.
Au fil du temps, LUI deviendra plus léger, plus heureux de vivre.Et toute la difficulté va alors d'arriver à créer ce point de jonction, cette zone où le couple pourra s'épanouir.

Tout au long de leur relation, ils se créent des souvenirs, toujours perçus et ressentis différemment. Nous assistons à la fois à la création, à la remémoration et à la distorsion, à l'altération de ceux-ci. C'est ce qui rend le scénario du film fascinant, cette association du spectateur au récit qui se déroule sous ses yeux puisque le spectateur contrairement aux protagonistes sait (parfois) quand l'un des deux a un souvenir inadéquat. C'est un bon usage de l'ironie dramatique qui consiste à informer le spectateur mais pas le personnage. Nous savons, avant les personnages, comment va évoluer leur relation. Heureusement, le scénario est suffisamment habile pour nous induire en erreur et préserver le "suspens". Rien, dans ce film, n'est prévisible, à l'image de la vie.

Image du film RICORDI ? copyright Sara Petraglia

PHYSIQUE QUANTIQUE ET AMOUR FONT-ILS BON MÉNAGE ?

Le film propose une réflexion intéressante sur le temps : le celui qui est passé, et celui qui passe. L'expression le temps a fait son oeuvre revient plusieurs fois. C'est qu'il est impossible de dissocier l'existence du temps.

Dès le titre (RICORDI ? signifie "tu te souviens ?") le rapport au temps est central. Le temps est sans cesse questionné, analysé, revécu au travers de leurs souvenirs, individuels ou collectifs, créant l'impression que la réalité est insaisissable. LUI sait que la mémoire joue des tours,falsifie les souvenirs tandis qu'elle perçoit cela sous un jour plus positif. Si le passé est mensonger, autant se raccrocher au présent selon elle. Ce qui n'est pas l'avis de son compagnon.
Le film pose en permanence des questions existentielles : Comment vivre le temps présent? Le présent existe-t-il ? Vivons nous dans la réalité ou dans une illusion ? Peut-on faire totalement abstraction de son passé ? 

Décidément le cinéma italien, qui nous offre aussi actuellement le fabuleux Nuits Magiques, est en grande forme. 

RICORDI ? a été sélectionné l'année dernière en compétition lors de la Mostra de Venise. Le film , sorti le 31 juillet 2019, rencontre en France un franc succès si on se base sur les premiers chiffres de l'exploitation en salles. Il est sorti depuis 3 semaines, ce qui est plus que bien et honorable en saison estivale. Qui a dit que le public n'était pas prêt pour un cinéma audacieux, qui parle à son cœur et à sa tête ? Le bouche à oreille devrait faire le reste. Allez donc vivre cette expérience de cinéma, cela vous fera assurément un bon souvenir.

RICORDI ? de Valério Mieili, 1h47, Italie, avec Lucas Marinelli, Linda Caridi, Giovanni Anzaldo, Camilla Diana.

 

 

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