Portrait d'une adolescence adoptée qui se découvre enceinte, clame officiellement vouloir garder l'enfant mais qui absorbe en cachette des pillulles permettant un avortement chimique, Alice T. est une tempête émotionnelle, une photographie des contractions intérieures d'une jeune femme. Anti-héroïne, pas forcément sympathique, violente, Alice, 16 ans, va mener un combat psychologique et familial pour disposer de son corps comme elle l'entend. Sa victoire aura le goût du sang.

UNE JEUNE FILLE TROUBLÉE ET TROUBLE

L'actrice principale, Andra Guti, a reçu le Prix d'interprétation féminine au Festival international du film de Locarno. Un rôle peu évident à jouer, Alice ment et trahit tout le monde, se débarrasse de son bébé en douce, en avortant chez une copine,  finissant l'expulsion du fœtus dans la baignoire, puis dans le bus et enfin en se cachant chez un ami, le tout avec la même implication émotionnelle que si elle s'ôtait un pont noir du visage.

Pendant le processus, elle boit des bières. Avant le processus, elle en parle avec ses copines comme si c'était la chose la plus naturelle du monde : commander des pilules sur Internet pour avorter. En guise de conseils médicaux : les forums de discussions.

L'HISTOIRE D'UNE TRAHISON

Elle met en action son projet tout en jouant la comédie de la jeune fille adoptée qui veut créer sa propre famille et se battre pour mener sa grossesse à terme. Elle affirme que son enfant est à elle seule. On ne sait pas si elle ment pour manipuler son entourage, si elle se ment à elle-même, si elle est juste sidérée et si c'est un moyen de supporter la situation. Elle n'est pas dans le déni de grossesse, elle est dans le déni de son corps qui saigne et de ce qu'elle veut vraiment.

Affiche du film Alice T. - Copyright BAC FILMS
Affiche du film Alice T. - Copyright BAC FILMS

D'un point de vue psychologique, vu son jeune âge l'hypothèse serait qu'elle ne réalise pas totalement ce qui se passe, ce qu'elle fait. Mais elle est trop intelligente pour ça...On a envie de lui chercher une excuse pour comprendre.

Il est aussi possible, qu'enfant adopté, par loyauté envers sa mère adoptive, elle ne s'autorise pas à affirmer son non désir d'enfant.

Alice est donc une traîtresse : vis à vis de sa gynécologue, de sa mère, de son père, et vis à vis d'elle-même avant tout.

Impossible de savoir quand Alice est sincère. Elle affirme une chose et fait son contraire, manipule sa mère adoptive, ses amis, son entourage scolaire, ment, se ment, jusqu'au jour où elle réalise qu'elle se manipule elle-même.

L'IMPOSSIBLE DIALOGUE ENTRE FEMMES ?

La scène où Alice avoue à l'amie de son père avoir déjà avorté par le passé, à l'aide de médicaments est magistrale : on ignore si Alice dit la vérité, a-t-elle déjà eu recours  à cet expédient de pilules achetées sur Internet ?
Ou alors a-t-elle besoin de parler, de soulager sa conscience, d'avoir une amie à qui se confier, d'autant plus que quelques instants auparavant, la belle-mère lui a confié faire tout pour ne jamais tomber enceinte, n'ayant aucun désir de maternité ? Mais l'aide, l'écoute ne seront pas au rendez-vous.

Quand à la mère adoptive : l'amour qu'elle porte à Alice n'est pas suffisant, elle doit jouer le rôle de la mère et du père, elle veut tellement le bien de sa fille qu'elle ne se rend pas compte qu'elle ne l'arme pas émotionnellement pour l'avenir. 

En fait, Alice est une enfant à "problèmes". Adoptée par une femme qui ne pouvait pas avoir d'enfant et qui s'est séparée du père adoptif, Alice ne sait pas gérer la frustration : sa mère adoptive finit toujours par se ranger à son côté, quand on lui interdit quelque chose Alice tape, elle casse, elle crie.

 Film Alice T. - Copyright BAC FILMS
Film Alice T. - Copyright BAC FILMS

DE LA PERVERSION NARCISSIQUE ET AUTRES MANIPULATIONS DANS ALICE T.

Provocatrice, Alice n'hésite pas à envoyer des photos dénudées à son professeur de cerf-volant qui est l'un des rares à percevoir la nature double d'Alice : victime et bourreau, innocente et coupable, forte et perdue. Il a la seule attitude jouable pour lui : il coupe les ponts alors que la jeune fille aurait bien besoin d'une figure masculine empathique.

De façon contradictoire, jamais Alice ne demande de l'aide, elle utilise les moyens à sa disposition, les appartements des copines, l'argent d'hommes pas disponibles pour elle. Elle a un rapport compliqué avec les hommes justement : libérée sexuellement, elle n'a pas de petit ami, allume et n'hésite pas à se jeter à leur tête.  Elle est aussi capable de dire non en étant cruelle : le râteau qu'elle inflige à un jeune homme est sans appel.

Elle a aussi une relation conflictuelle avec son père qui va se calmer le temps de la grossesse mais elle sait qu'elle lui ment : elle prétend à ce dernier être enceinte alors qu'elle a déjà avorté. Idem pour sa mère adoptive : Alice réussit à la gagner à sa cause même quand elle a été violente avec l'autorité, ses professeurs et qu'elle est de mauvaise foi. Cette mère adoptive, qui la soutient comme elle peut, est en fait manipulée par Alice qui va par exemple faire semblant de chatouiller son beau-père alors qu'en fait elle l'agresse physiquement. Le pauvre homme en sera quitte pour une trouille bleue et par passer pour un imbécile.

LE TRIANGLE BOURREAU -SAUVEUR-VICTIME

Alice est tellement double, manipulatrice, qu'on pourrait dire qu'elle est une perverse narcissique. On a rarement vu au cinéma des pervers narcissiques féminins de 16 ans. On est totalement dans le triangle bourreau-sauveteur-victime. On oscille entre sidération, indignation et tristesse pour cette jeune fille. De l'empathie pour elle, nous en avons rarement car nous savons grâce à l'ironie dramatique du scénario, qu'Alice ment, elle ne va pas se battre pour garder son enfant, il lui est totalement indifférent, elle veut juste récupérer son corps et en chasser l'intrus.

Pourquoi une telle noirceur? Parce qu'Alice a été abandonnée, elle recherche de l'amour mais semble incapable d'en donner, on comprend en voyant ce film que les blessures de l'enfance laissent des traces indélébiles. 

On peut donc détester Alice, s'indigner de son égoïsme mais reconnaissons lui une qualité : son intelligence lui fait comprendre qu'elle ne peut pas donner l'amour qu'elle n'a pas reçu, et son choix est de ne pas reproduire, de ne pas se reproduire, avec ses failles et sa perversion. Ce choix  est instinctif.

 Film Alice T. - Copyright BAC FILMS
Film Alice T. - Copyright BAC FILMS

LE DROIT DES FEMMES A DISPOSER DE LEURS CORPS

Le corps des femmes et la capacité d'en disposer est une importante donnée du problème : Alice est le fruit d'une femme qui n'a pas souhaité s'occuper d'elle, enfant d'une femme qui ne pouvait pas avoir d'enfant et la donc choisie à défaut. Le problème de la filiation, de donner naissance ou pas est au cœur des problématiques de la jeune fille. 

A sa décharge, Alice est dépossédée de sa grossesse comme on le voit dans les premières images de l'échographie : les commentaires du gynécologue sont pour la mère adoptive, comme si Alice n'était pas là, comme si elle n'avait pas son mot à dire. Beaucoup d'adolescentes enceintes ont raconté avoir vécu ce sentiment d'exclusion alors qu'on parlait de leurs propre corps. C'est très réaliste et on est indigné, malgré la noirceur d'Alice, du manque d'intimité, de dialogue, d'écoute et de respect de la gynécologue.

Les décisions importante autour du corps d'Alice sont prises par autrui, et à la fin du film quand le gynécologue s'entretient avec la mère, elles quittent la pièce : les deux femmes vont parler du corps d'Alice, de sa grossesse, mais pas en sa présence. La crise de larmes d'Alice est alors à interpréter doublement : pleure-t-elle de rage ? Pleure-t-elle de souffrance car elle s'est infligée une violence physique et psychologique sans nom ? Pleure-t-elle parce qu'elle a réalisé qu'elle avait avorté ? Parce qu'elle a menti à tout le monde ? Parce qu'elle a honte ?

Alice pleure peut-être parce qu'elle se rend compte qu'elle s'est abusé elle-même : prétendant banaliser un avortement alors qu'elle eu d'importantes hémorragies, n'a reçu aucun soins, aucun conseils, ni paroles aimantes, elle a effectué une fuite en avant, une politique de la terre brûlée pour pouvoir survivre.

C'est alors que l'empathie pour Alice émerge enfin : avorter comme elle l'a fait, était le seul moyen dont elle disposait pour disposer de son corps, prendre une décision, s'exprimer, faire un choix libre. 

D'UNE FILIATION A UNE AUTRE

Alice T. est un drame qui plus que social est psychologique. C'est une plongée dans l'inconscient d'une adolescente, d'une femme, qui pose aussi la question des familles adoptantes qui font ce qu'elles peuvent pour rendre heureux l'enfant adopté : mais est-ce assez ? Est-ce seulement possible ?

Menteuse, manipulatrice, traîtresse mais ô combien humaine et solitaire, Alice est une personnage marquant. A peine plus âgée que le personnage, l'actrice Andra Guti l'incarne au travers de son corps pulpeux, de sa chevelure rouge et de ses gestes brusques. Une boule d'émotions de la plus positive à la plus négative.  Prix d'interprétation au festival de Locarno,  Andra Guti a tout d'une grande, c'est un nom à retenir.

Un film de Radu Muntean, Roumanie, 145 minutes

avec Andra Guti et Mihaela Sirbu

Sortie en salle le 1er mai en France.

Egalement en  compétition  au festival de cinéma indépendant Indie Lisboa à Lisbonne.

 

 

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